La guerre

Confortablement installé dans mon fauteuil, je me disposais à regarder le match de rugby quand soudain un hurlement de sirène est venu briser la quiétude de mon salon. Aussitôt, des souvenirs surgirent dans ma mémoire. S’il en est de bons que l’on garde précieusement dans un coin de sa tête et que l’on ressort comme un gri-gri quand les vents sont contraires, il en est d’autres que l’on préfèrerait oublier à tout jamais comme ceux qui me revenaient à cet instant. De mauvais souvenirs que le temps n’efface pas, de ceux qui s’accrochent, de ceux qui collent à soi comme de la glu.
Je me souviens  …
Je me souviens des récits de mon grand-père, les soirs d’hiver quand je collais mon dos contre la porte du four de la cuisinière. Il me parlait de ses nuits de garde dans les tranchées, des assauts  d’hommes drogués au pinard, des ventres percés à coup de baïonnettes, des cris de joie le 11 novembre 1918 à l’annonce de l’Armistice. Plus jamais ça ! criaient-ils tous.
Je me souviens de l’évacuation que me racontait ma mère. Maintenant, on ne dit plus évacuation, mais exode. Elle et sa famille dont moi, deux ans, dans la poussette, qui partaient sur les routes sans but affolés par les messages de propagande diffusés par ce que l’on appelait la cinquième colonne, abandonnant leur bien le plus précieux, leur toit pour s’abriter.  Harcelés par les mitrailleuses des avions de chasse ennemis, ils se jetaient dans les fossés puis se relevaient en se comptant pour s’assurer que l’un d’entre eux ne manquait pas à l’appel.
Je me souviens de mon grand-père parti à vélo jusqu’en Normandie à la recherche du 43° RI, auquel appartenait mon père.
Je me souviens de ma mère qui, pendant toute la captivité de son mari, a tenu à entretenir le souvenir de mon père en me parlant de lui, en me montrant ses photos, en me lisant des passages de ses lettres qui parlaient de moi.
Je me souviens de nos départs précipités en pleine nuit dans notre cave qui nous tenait lieu d’abri antiaérien.
Je me souviens de mon copain Jean-Alain qui pleurait dans la cave mitoyenne de la nôtre.
Je me souviens que nos parents avaient aménagé une ouverture entre nos deux caves « au cas où ? ».
Je me souviens que nous descendions dans la cave de la maîtresse d’école maternelle quand les sirènes faisaient entendre leur hurlement.
Je me souviens que ma mère griffait le beurre de sa tartine pour que la mienne soit mieux garnie.
Je me souviens qu’elle me faisait tourner la tête lorsque nous croisions des Allemands.
Je me souviens avoir entendu des adultes parler de résistance, de FFI, de signes de reconnaissance qu’ils traçaient sur les murs ou sur les portes.
Je me souviens de mes frayeurs la nuit quand j'entendais des tirs dans la rue.
Je me souviens des drapeaux tricolores que les mamans fabriquaient à la va-vite en teignant des bouts de draps avec des boules de teinture.
Je me souviens des chewing-gum que nous jetaient les Américains du haut de leurs tanks  ou de leurs jeeps.
Je me souviens les avoir vus et entendus passer dans notre rue une nuit et une journée entière.
Je me souviens de la liesse qui soulevait toute la population réunie sur la place de la Mairie.
Je me souviens de mon père qui descendait de la voiture du Docteur Wattez à son retour de prisonnier.
Je me souviens des pleurs de ma mère.
Je me souviens des visages effrayants de ceux qui rentraient des camps.
Je me souviens de mon père qui emportait dans sa musette, en même temps que le sien un briquet pour le prisonnier allemand qui travaillait à ses côtés au fond de la mine.
Je me souviens qu’à ceux qui s’en offusquaient « Malgré ce qu’ils t’ont fait subir, tu leur donnes à manger ? », sa réponse était toute faite « Je sais ce qu’est la faim ! ».
Je me souviens de notre espoir à la création de l’Union Européenne.
Je me souviens …
Je me souviens … pour que vous vous souveniez.